In this article conference interpreter Edgar Weiser shares his insight into the interpreting into a B language.
The text below was originally published on the AIIC blog but is no longer available there. It is republished here with the author’s permission.

L’interprétation vers la langue B
Avant de nous livrer à quelques réflexions sur les difficultés inhérentes à cette pratique et sur les stratégies à mettre en œuvre pour parvenir à des résultats satisfaisants, rappelons les définitions de l’AIIC :
La langue B est une langue dont l’interprète, sans qu’elle soit sa langue maternelle, a une maîtrise parfaite et vers laquelle il travaille à partir d’une ou de plusieurs de ses autres langues. Certains interprètes ne travaillent vers cette langue que dans un des deux modes d’interprétation.
La langue A est la langue maternelle de l’interprète (ou une autre langue rigoureusement équivalente) vers laquelle il travaille à partir de toutes ses autres langues de travail, généralement dans les deux modes d’interprétation : simultanée et consécutive.
La première question que nous nous poserons est la suivante : entre une langue A et une langue B, y-a-t-il une différence de nature ou de degré ? S’il n’y avait qu’une différence de degré, cela voudrait dire qu’à force de travail une langue B peut devenir une véritable langue A. Or une telle évolution est extrêmement rare. Il y a bien sûr des exceptions, notamment lorsque la langue B est une langue familiale apprise durant l’enfance et recelant, en quelque sorte, la potentialité d’une langue A. Mais, pour des raisons que les spécialistes en neurosciences seraient sans doute mieux à même d’expliquer, la transformation d’une langue B acquise en authentique langue A est tout à fait exceptionnelle. Nous conclurons par conséquent à une différence de nature entre langue A et langue B.
Cette profonde différence entre langue A et langue B est parfaitement illustrée par cette très célèbre citation de Danica Seleskovitch : “Dans sa langue maternelle on plie sa langue à sa pensée, dans une langue étrangère on plie sa pensée à la langue” – autrement dit : dans sa langue maternelle on dit ce qu’on veut et dans une langue étrangère on dit ce qu’on peut. Cette observation vaut aussi bien pour des participants à une rencontre internationale que pour les interprètes. Paradoxalement, ce sont souvent les interprètes qui déplorent qu’un orateur ne s’exprime pas dans sa langue maternelle alors qu’il en a la possibilité, qui vont eux-mêmes faire sans hésiter un retour vers le B (alors que la composition de l’équipe permet l’interprétation vers le A).
Petite digression : lorsque le 1er janvier 2002 l’euro fiduciaire a été introduit, ce sont des millions d’européens qui se sont soudain trouvés obligés à compter dans une “monnaie B” et on a vu se multiplier calculettes et autres outils de conversion pour apprendre à utiliser cette nouvelle “langue”. Pour la jeune génération qui a grandi avec l’euro, ce dernier est évidemment la “monnaie A”, mais pour les plus anciens, il a fallu des années et des années pour s’approprier ce nouveau “langage” et ils sont sans doute encore assez nombreux ceux pour qui le calcul en euros n’offre toujours pas le même confort que celui des anciennes monnaies nationales (notamment pour les sommes importantes). Si l’on avait confié à des spécialistes de l’apprentissage des langues le soin d’accompagner la population sur le chemin de l’euro, cette transition aurait peut-être été plus rapide.
Pour tenter de décrire ce qu’il se passe lorsqu’on interprète vers la langue B, nous avons imaginé ce que nous appelons la “théorie du patrimoine”. Considérons tout d’abord le cas où nous nous exprimons librement, sur un sujet de notre choix, en dehors de tout contexte d’interprétation : attribuons au patrimoine d’expression dans notre langue A la valeur de 100. Considérons que le patrimoine d’expression notre langue B vaut 80 (par rapport la référence de 100). On reste, avec une performance de 80 % (les chiffres du présent exemple sont arbitraires : on pourrait tout aussi bien attribuer à la langue B une valeur de 90, de 85, de 75 …) à un niveau de qualité tout à fait satisfaisant.

Mais venons-en maintenant au cas qui nous intéresse, à savoir la situation d’interprétation. La présente analyse vaut essentiellement pour la simultanée, la consécutive vers le B étant plus accessible pour des raisons auxquelles nous reviendrons plus loin. A partir du moment où nous interprétons, notre expression – aussi bien en A qu’en B – se dégrade. Cette dégradation tient à la nature même de l’exercice – l’interprétation simultanée – et au fait que nous sommes placés sous la contrainte d’un message qui nous est “extérieur” (à la différence de l’expression libre et spontanée). Lorsque nous interprétons vers notre langue A, cette perte affecte notre patrimoine d’expression le plus riche (valeur de référence 100) ; si l’on considère que nous sommes privés de 20 % de nos moyens (chiffre toujours arbitraire), il nous reste toujours un niveau de performance de 80 %, ce qui est plus qu’acceptable. Mais lorsque la contrainte inhérente à l’interprétation dégrade de 20 % le patrimoine d’expression de la langue B (valeur initiale de 80), le résultat final n’est “plus” que de 64 – soit à peine deux-tiers de ce dont nous sommes capables lorsque nous nous exprimons librement dans notre langue A.

Les réflexions qui précèdent, qui ne cherchent aucunement à mettre en cause la légitimité (et l’utilité) de l’interprétation vers la langue B, valent essentiellement pour la simultanée. En effet, en consécutive on bénéficie d’une avantage significatif, à savoir le facteur “temps”, qui permet d’exploiter beaucoup mieux ses ressources linguistiques en langue B que dans le cas de la simultanée. L’immédiateté inhérente à la simultanée accroît sensiblement le risque de transcodage, de littéralisme (quel que soit, d’ailleurs, le sens d’interprétation) : les mots de l’original sont tellement présents qu’il faut un effort particulier pour s’en affranchir et parvenir à une reformulation complète.
Existe-t-il des situations où l’interprétation de A vers B serait préférable, supérieure à une interprétation vers la langue A ? Quand on pose cette question à des étudiants en interprétation, on obtient presque toujours la réponse suivante : l’avantage de travailler à partir de la langue A est que l’on comprend “tout”, ce qui n’est pas toujours le cas à partir d’un B et d’un C. Or, s’il est vrai que la compréhension d’un message en langue A peut être plus complète et plus intuitive que dans le cas d’un message en B ou C, on constate que l’effort requis pour la reformulation en langue B porte préjudice à la qualité de l’analyse du message en langue A, tant et si bien qu’en fin de compte les “pertes en ligne” ne sont pas moindres que lorsqu’on interprète vers le A. Quant à l’affirmation que l’on entend parfois, selon laquelle il est “plus facile” d’interpréter vers le B, on répondra qu’il serait peut-être plus facile de jouer sur un piano qui ne compterait que 5 octaves au lieu de 7, mais que la musique serait nettement moins belle. De même, en cyclisme un dérailleur à 3 ou 5 vitesses est plus facile à manipuler qu’un dérailleur à 21 vitesses, mais il ne vous permettra jamais de gagner une course.
L’un des domaines où l’interprétation vers la langue B est encore relativement fréquent (même si c’est souvent en consécutive ou en chuchotage) est celui de l’interprétation diplomatique. En effet, l’interprète de rencontres à haut niveau est généralement recruté (ou salarié) par les autorités du pays dont il est un ressortissant et sa langue A est le plus souvent la langue de ce pays. Or la tradition diplomatique veut que l’autorité politique soit interprétée par “son” interprète – en quelque sorte la “voix de son maître”. Il en résulte (sauf dans le cas de bilingues vrais qui sont extrêmement rares), que l’interprétation vers le B est très fréquente dans ce type de rencontres. On se réjouira de voir que, de plus en plus souvent, les interprètes réussissent à inverser le sens de travail et à privilégier ainsi l’efficacité et la qualité par rapport à la tradition diplomatique.
L’interprétation vers la langue B étant une pratique courante, penchons-nous sur les stratégies qui permettent à l’interprète de s’acquitter de cet exercice dans les meilleures conditions.
Le but à atteindre peut être défini comme suit : améliorer la qualité et la richesse de l’expression dans sa langue B, autrement dit réussir à utiliser, en situation d’interprétation, la totalité ou tout au moins la plus grande partie possible des moyens d’expression dont on dispose dans sa langue B. Il s’agit de tendre vers ce niveau de performance de 80 % évoqué plus haut.

Tout cela est facile à dire, mais plus difficile à mettre en pratique. Nous allons passer en revue quelques principes et recommandations pour l’interprétation (principalement simultanée) vers le B, en quelque sorte un mode d’emploi :
- Tout d’abord, certains types de discours ne se prêtent pas à une interprétation vers le B : il s’agit des discours avec de nombreux effets de style, d’un registre très soutenu, avec des traits d’humour, des citations etc. Chaque fois que cela est possible, il vaut mieux confier de tels discours à un interprète travaillant vers son A.
- Autre écueil (heureusement plus rare) : la vulgarité. Il est déjà difficile d’interpréter des propos vulgaires, voire simplement familiers, vers son A. La tâche peut devenir très risquée vers le B.
- En revanche, des propos factuels ou argumentatifs se prêtent beaucoup mieux à une interprétation vers le B. Il en va de même pour les prises de paroles spontanées par opposition aux discours lus. Lorsque, dans une conférence, les présentations lues alternent avec des séquences de discussion, il est préférable de faire interpréter vers le A les parties lues et de ne recourir au retour vers le B que pour les phases de discussion.
- La meilleure façon d’optimiser sa prestation vers le B consiste, pour un interprète, à appliquer consciemment et scrupuleusement la méthode qu’il a apprise lors de sa formation :
- On interprète le sens et non pas les mots. Le littéralisme est l’ennemi de qualité en interprétation et cela est encore plus vrai quand on travaille vers le B.
- Privilégier la simplicité et la clarté : ne pas chercher à faire des effets de style, résister à la tentation des tournures trop idiomatiques. Ne pas chercher à “se faire plaisir” en utilisant un registre trop sophistiqué. Privilégier des phrases courtes et de structure simple sans s’obnubiler sur la forme.
- Produire un discours aussi “autonome” que possible. Autrement devenir soi-même l’orateur qui raconte sa propre histoire : c’est en s’appropriant pleinement le discours original et en le restituant comme si c’était son propre discours que l’interprète est le mieux à même d’exploiter au maximum son patrimoine d’expression et de s’affranchir le plus possible de la contrainte inhérente à la situation d’interprétation.
- Enfin, indépendamment du niveau de connaissances linguistiques dans sa langue B, le degré de préparation et d’approfondissement du sujet traité conditionne très largement la qualité de l’interprétation : c’est, bien sûr, vrai quand on interprète vers son A, mais, lorsque qu’on travaille en B, la connaissance approfondie du sujet permet précisément de s’approprier encore mieux le discours original et rend le cerveau plus disponible pour la tâche de reformulation puisqu’il a moins d’efforts à faire pour comprendre le sujet.
Alors : “To B or not to B?” L’interprétation simultanée vers la langue B est, nous l’avons vu, légitime et utile. Néanmoins, acceptons le fait qu’il ne sera qu’exceptionnellement possible d’atteindre vers la langue B un niveau de qualité équivalent à une interprétation vers le A.
Edgar Weiser