Déverbalisation – Seleskovitch

Pedagogie Raisonnee De L’interpretation (Traductologie) (Volume 4) (French Edition) (9782864606406): Lederer, Marianne, Seleskovitch, p41-44.

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4.3. Exploiter les avantages de la déverbalisation 

Le processus de l’interprétation correspond à une prise de conscience des idées, nous disons aussi du « sens ». A l’oral, on constate que, dans le continuum du discours, toutes les 7 à 8 secondes, cette prise de conscience s’accompagne de la disparition des formes verbales. Il se produit une déverbalisation qui ne laisse subsister qu’un état de conscience du sens ; celui-ci peut alors s’exprimer avec spontanéité, en toute liberté par rapport aux moyens d’expression de la langue originale. Grâce à la déverbalisation, les étudiants trouveront peu à peu dans leur langue maternelle des formes d’expression naturelles et parviendront à établir pour l’original plusieurs équivalences possibles et aussi valables les unes que les autres. 

Au lieu de rapprocher les langues pour les comparer, l’ensei- gnant s’efforce donc d’en obtenir une dissociation maximum. Ne rappelant aucune des expressions originales, il concentre son ensei- gnement sur les propositions d’interprétation faites par les étu- diants, rappelant les éléments du discours autres que linguistiques qui auraient dû entrer en ligne de compte pour que le sens soit clai- rement établi. Une deuxième audition du discours en montre alors le sens sans contestation possible. 

Il est facile de faire comprendre que l’interprétation est un pro- cessus en trois étapes : discours 1 – sens déverbalisé – discours 2, mais il ne l’est pas toujours de faire parcourir ces étapes à des étu- diants plus accoutumés à l’application de correspondances qu’à la création d’équivalences. Pendant leurs études antérieures, ils ont appris les langues étrangères en associant à leur langue maternelle les lexemes, les temps de verbes, les expressions idiomatiques, etc., de la langue étrangère et ils en ont conservé une tendance à recher- cher des correspondances. Comment dire en français wet feeding (§ 2.1.) ou health facility (§ 2.5.) ; comment dire en anglais réta- blissement de la peine de mort (§ 4.2.) ? Ces questions leur vien- nent plus naturellement qu’une interrogation sur le sens : de quoi s’agit-il ? or, la réponse à cette question leur ferait comprendre puis réexprimer le sens de façon plus spontanée. 

La déverbalisation, naturelle mais inconsciente dans la commu- nication unilingue, a du mal à se produire lorsque deux langues se côtoient et que les étudiants croient encore être appelés à « traduire » ; or, lorsqu’elle fait défaut, le transcodage reprend ses droits tandis que l’interprétation perd les siens. 

Deux raisons font que les objectifs de déverbalisation et d’indé- pendance linguistique, indispensables à la réalisation d’une inter- prétation exacte et intelligible, sont difficiles à atteindre d’emblée : d’une part peu nombreux sont les étudiants qui ont appris les langues étrangères naturellement, dans un milieu linguistique pro- pice, de sorte que rares sont lesjeunes possédant en propre deux systèmes linguistiques qui n’interfèrent pas entre eux. D’autre part, la conviction qu’il suffit, pour traduire, de mettre en œuvre des cor- respondances entre langues est si répandue, la didactique des langues étrangères encore si axée sur cette mise en correspondance, qu’il est difficile d’obtenir d’emblée une restitution de ce qui a été compris plutôt qu’un transcodage. A chaque erreur due au fait que des correspondances ont été établies entre les langues, il faut souli- gner qu’il est rarement possible d’appliquer à des discours en cours de formulation des solutions pré-existantes. 

Il faut aussi saisir chaque occasion de montrer que la tentation des correspondances mène à un calque plus ou moins intégral et que s’exprimer dans la langue d’arrivée en calquant la langue de 

départ, parler anglais en français sans en prendre conscience, conduit à l’inintelligibilité ; il faut combattre cette tendance dès le début des études d’interprétation, car les interférences entre les langues ont la vie dure et se produisent, de façon pratiquement inconsciente, à tous les niveaux, phonétique, morpho-syntaxique et lexical. Í 

Les étudiants admis en formation d’interprétation connaissent leur langue maternelle. A moins d’avoir définitivement perdu, au contact de langues étrangères, le sentiment de leur propre langue, ils s’expriment dans une langue à peu près pure tant qu’ils sont en situation unilingue. En situation d’interprétation, et donc de contact entre les langues, ils ont tendance à perdre leur capacité d’expres- sion naturelle et à parler une langue abâtardie par l’influence de la langue étrangère. Nous avons vu que parfois ce qu’ils disent ne cor- respond pas à ce qu’ils voulaient dire ; rappelons des expressions telles que les enfants ont oublié comment manger pour the children have forgotten how to eat au lieu de n ‘ont plus la force de se nour- rir ou sont anorexiques (§ 2.1.). L’idée semblait comprise, mais les langues restaient mêlées. 

Le remède se trouve dans la déverbalisation. On ne combat les interférences qu’en exigeant une dissociation complète, si futile que l’effort puisse parfois paraître. Ne jamais dire les choses de la même façon que l’original est un impératif qu’il convient d’élever au niveau d’un dogme dans les premiers temps de l’enseignement, quitte à le relâcher un peu ultérieurement. 

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Nous avons longuement insisté sur les exercices d’écoute et d’analyse du sens qui constituent le soubassement sur lequel va s’appuyer la formation. La durée de la phase préparatoire que nous venons de décrire dépend de la réceptivité des étudiants et c’est à l’enseignant de déterminer à quel moment passer à l’étape suivante, celle de la prise de notes. En tout état de cause, cette première phase ne dépassera pas quelques semaines. 

Les étudiants auront peu à peu découvert le plaisir d’exprimer de bien des façons différentes des sens profondément assimilés grâce à la fusion de leur connaissance de la langue étrangère et des réalités du monde, et ils plieront avec aisance leur langue mater- nelle à la désignation rigoureuse de l’idée à transmettre. De la qua- lité de la compréhension découle la clarté de l’expression. Cette prémisse acquise, il ne sera pas difficile d’apprendre à être plus complet et plus nuancé. Ce sera l’objectif de l’enseignement de la consécutive avec notes.